Dans le sillage de Rome – et de la même manière que pour la philosophie ou la médecine – ce sont les monastères chrétiens qui ont perpétué les savoirs agricoles. Et, de la même manière que pour Rome, l’histoire du Moyen-âge Occidental est complexe, faite de multiples influences, recouvrant d’immenses territoires aussi variés sur le plan politique que géographique. Donc, pour notre sujet, des terroirs, des pratiques agricoles et horticoles et des expressions artistiques aussi riches que diverses. Et, encore une fois, si ce n’est pas le lieu de refaire une histoire du Moyen-âge, pas plus que d’engager une polémique sur la seule appellation « Moyen-Âge » (voire « dark ages » en anglais), il est important de s’émanciper d’une vision restrictive d’une période sombre, obscurantiste et coincée dans un immobilisme fait uniquement de superstitions. N’oublions pas que ce fut le temps de la construction des cathédrales romanes puis gothiques (et de leurs jardins sculptés dans la pierre), des monastères (et de leurs jardins de simples médecines), ainsi que de l’amour courtois (et de leurs fameux vergers) etc, etc, etc…

            Nous n’allons pas nous intéresser ici aux jardins de simples médecines (plantes cultivées pour leurs vertus médicales réelles ou symboliques) ni aux potagers – car, comme nous l’avons déjà dit, ces jardins ont déjà été très bien étudiés. Nous les aborderons brièvement dans l’appendice à la fin de ces repères historiques, et uniquement quand leurs aspects symboliques auront une incidence esthétique.

            Pour revenir sur les sources latines (inlassablement recopiées par les moines), il est important de redire qu’elles sont déjà un mélange des influences égyptienne, perse, grecque, carthaginoise, revitalisées dans la « Grande Rome », et qu’elles arriveront sur des terreaux gallo-romain d’abord, puis franc coloré de christianisme celtique irlandais (quand nous parlons des monastères), et encore méditerranéen teinté de Terre Sainte au retour des croisades… pour simplifier, et pour dire que ce n’est pas fermé, ni immobile, ni simple.

            Il y a peu de documentation écrite concernant les jardins (hors les simples médecines) des monastères médiévaux, et encore moins sur les motifs particuliers que nous suivons dans cette étude. Cependant, parmi les rares sources (systématiquement sollicitées quand il est question de jardins monastiques), le plan de l’abbaye de Saint Gall (vers 800) et le texte « Le petit jardin » écrit au début du 9ème siècle par un moine, Walafrid Strabo, de l’abbaye de Reichenau sur le lac de Constance, font tous deux apparaître une constante : les vergers.

            Le plan de Saint Gall présente (outre les traditionnels potagers et jardins de simples) un verger-cimetière dont le modèle dénote un souci esthétique, et qui sera repris au cours des siècles suivants dans de nombreux monastères.

            Walafrid dédicace son « Petit jardin » au père Grimald et le place « naturellement » dans le verger de l’abbaye :

« Je t’imagine dans ton jardin verdoyant, assis là

sous les pommes qui pendent à l’ombre d’un épais feuillage,

là où le pêcher tourne ses feuilles vers les rayons du soleil.

Et tes élèves, joyeuse bande d’enfants,

Cueillent pour toi les fruits au tendre duvet

Et tendent leurs mains pour saisir les énormes pommes… »

            Nous voyons par ces simples exemples que les vergers étaient ancrés dans la réalité des monastères et, par le rapprochement heureux de notre étude, ancrés dans la vie des moines de l’enfance à la mort.

            Toujours au chapitre des vergers, il y a la vigne, bien sûr, et les moines vignerons. Le motif du clos de vigne dans les monastères est tellement répandu, qu’il est le cadre d’un épisode savoureux du Gargantua de Rabelais. Au cours de la guerre que Picrochole fit à Gargantua, l’armée s’attaqua à l’abbaye : « rompit les murailles du clos afin de gâter toute la vendange. Les pauvres diables de moines ne savaient à quel saint se vouer, et ne trouvèrent de solution qu’en la prière. En l’abbaye, il y avait alors un moine nommé frère Jean des Entommeures, jeune, galant, de bonne humeur, adroit, hardi, aventureux, décidé, grand, bien fendu de gueule, bien avantagé en nez, beau dépêcheur d’heures, beau débrideur de messe, pour tout dire vrai moine s’il n’y en eut jamais depuis que le monde moinant moina de moinerie.Quand il vit l’ennemi ravager la vigne… il mit bas son grand habit et se saisit du bâton de la croix. Il sortit et marcha sur ses ennemis. Il frappa si rudement sur eux, qu’il les renversa comme des porcs, cognant à tors et à travers. Si quelqu’un voulait se cacher entre les ceps plus épais, il lui froissait toute l’arête du dos et lui cassait les reins comme à un chien… Frère Jean des Entommeures sauva la vigne et les vendanges. Et, depuis cet exploit faramineux, les moines dans leur monastère peuvent boire pendant les longues heures d’hiver. » (Extrait librement adapté et dit à belle et haute voix dans le spectacle « Paroles de vin » de J.P.Morby)

            Cette dernière source est une fiction, bien entendu, mais qui rend compte d’un « paysage » très connu et emblématique des monastères.

            Un autre des motifs fondamentaux (retenus dans le chapitre précédent consacré aux villas romaines) constitutifs des jardins de ferme est celui des étangs et des viviers. Nous allons les aborder ici en tant qu’il sont très représentatifs des monastères et de leur économie rurale – comme en parallèle, dans le chapitre suivant, les colombiers représentatifs des fermes seigneuriales au Moyen-âge.

            Il est admis que les monastères constituaient souvent des « mondes à part », qui, selon la règle de Saint Benoît devaient se suffire à eux-mêmes. Dans cette règle, également, il y avait obligation de faire maigre très régulièrement et, sans entrer dans des détails fluctuants au gré des abbés et des époques, cela donnait une importance particulière aux poissons, donc aux viviers, donc aux étangs et/ou aux rivières.

            L’organisation classique du système hydraulique d’un monastère (bien connu grâce à la persistance des dits systèmes dans le temps et aux traces très nombreuses et encore visibles dans plus d’un site) est complexe et complète : des eaux à boire aux eaux usées… Pour ce qui nous intéresse ici, il faut retenir les droits de pêche sur des parties de rivières et des étangs (dont les propriétés ou usages ont laissé un écho dans de nombreux procès) ainsi que le principe de détournement des cours d’eaux sous forme de bief ou de canal. Il y avait toujours au moins un étang (parfois plusieurs sous forme de chapelet) rempli par ces détournements et destinés à élever des poissons. L’étang était « pêché » régulièrement : c’est-à-dire vidé tous les 3 à 5 ans et les poissons (pour partie) gardés vivants dans le vivier. Le vivier en question était placé près des bâtiments monastiques, et quelquefois même, un second petit vivier pouvait aller jusqu’à la cuisine. Un exemple (archive citée par Félicie d’Aysac in « Histoire de l’abbaye de Saint Denis en France » , 1861) à l’abbaye de Saint Denis en 1294 nous montre 44 barbeaux, 5 carpes, 40 brochets et 300 brèmes qui sont déplacés du grand vers le petit vivier.

            Il est important de se souvenir que la conservation des aliments était un problème majeur, et la solution du poisson vivant était évidemment la meilleure. De plus, ce même exemple de Saint Denis nous démontre la valeur de ces aliments, car à nos yeux de modernes gâtés, les brèmes sont tout juste bonnes à servir de poisson-fourrage aux carnassiers plus nobles (tels brochet, perche…) et pratiquement impropres à la consommation humaine.

            Encore au chapitre des étangs et viviers, il ne faut pas négliger l’aspect architectural (viviers rectangulaires, carrés, en rosaces, à alvéoles…) et digues empierrées des étangs. Ces digues servant en même temps, dans bien des cas, de chaussée, elles induisaient une circulation, des itinéraires et donc des chemins qui ont ainsi dessiné une trame durable dans le paysage.

           

          Autre usage des étangs et des berges de rivières : la culture de l’osier. L’usage du plessis sec (branches coupées et tressées) notamment pour les plates-bandes de légumes et d’herbes était très répandu, voire omniprésent. C’était une ressource gratuite qui ne demandait que de la main d’œuvre. En effet, ces plessis ont une durée de vie limitée et doivent être refaits régulièrement. Une des espèces d’arbres les plus adaptées (avec le châtaignier qui pousse dans des terres moins humides) est le saule (plusieurs espèces de saules d’ailleurs dont l’osier des vanniers). Les pieds sont recépés (de quelques centimètres à deux mètres au dessus du sol) tous les ans, les deux ans ou davantage selon le diamètre de branche demandé.

            Ces plessis sont également mis en œuvre pour parquer les animaux domestiques aux abords des bâtiments et même à l’intérieur du clos monastique. Nous retrouverons encore les plessis (secs ou vifs) dans le paysage rural médiéval, et nous en reparlerons dans le chapitre suivant consacré aux fermes seigneuriales.