Nous ne pouvons fermer cette série de repères sans revenir sur les aspects symboliques (abordés succinctement dans notre cadre théorique), et y revenir ici un peu plus précisément dans une perspective historique. En remarquant d’emblée, que la forme en appendice (à l’ensemble des repères) s’impose d’elle-même, tant il est difficile de fixer des limites historiques aux symboles.

            Il ne s’agit pas ici de passer en revue tous les symboles particuliers attachés à telle ou telle plante précise (au risque de nous répéter, ceci a déjà été étudié dans les nombreux ouvrages consacrés aux « simples médecines », à la pharmacopée des moines, et aux jardins botaniques depuis l’Antiquité en passant par les Renaissances italienne et flamande, jusqu’aux croyances populaires et pensées magiques persistantes).

            Le Jardin en général est un épicentre de l’histoire culturelle de la nature, et on comprend aisément que ses aspects symboliques sont très importants. D’autant plus quand nous nous intéressons aux jardins de ferme qui empiètent sur le monde agricole. C’est bien dans l’agriculture que sont ancrées les plus anciennes mythologies : depuis le monde gréco-romain (y compris les survivances mésopotamiennes) et les terroirs celtiques ou francs, ou encore le grand moule chrétien d’Occident.

            Ces diverses origines mythologiques sont d’ailleurs bien distinguées – pour être ensuite mieux imbriquées – dans leurs appellations académiques touchant aux littératures orales traditionnelles : matière de Rome (mythologie grecque au sens « Méditerranéen » en général), matière de Bretagne (épopée arthurienne élargie), matière de France (Charlemagne, Roland, Quatre fils Aymon… christianisme triomphant).

            L’imbrication, le chevauchement, le mélange voire la dissolution d’un système symbolique dans un autre, sont monnaies courantes dans l’histoire des symboles en général. Pour notre sujet particulier, le mythe du Paradis Terrestre, qui peut servir de fil conducteur, est présent à toutes les époques et ses divers avatars s’éclairent aux feux primordiaux de la mythologie du moment.

            Le Paradis qui nous intéresse ici est bien terrestre (on pourrait même dire qu’il a les deux pieds dans l’argile) car, comme nous l’avons esquissé dans notre cadre théorique à propos de l’état d’esprit des jardins de ferme, il se nourrit des plus anciens rapports de l’homme historique à la nature.

            Les expressions du Paradis ont pu varier dans leurs formes (depuis les villas romaines jusqu’à aujourd’hui), sans pour autant s’éloigner des fondamentaux mis par écrit dès la Genèse : « arbres agréables à voir et bons à manger » :

            Ovide, dans « Les métamorphoses » (à partir de l’an 1 après J.C.) fait référence au fameux âge d’or : « L’âge d’or fut semé le premier… la terre aussi, libre de redevances, sans être violée par le hoyau, ni blessée par la charrue, donnait tout d’elle-même ; contents des aliments qu’elle produisait sans contrainte, les hommes cueillaient les fruits de l’arbousier, les fraises des montagnes, les cornouilles, les mûres qui pendent aux ronces épineuses et les glands tombés de l’arbre de Jupiter aux larges ramures. Le printemps était éternel et les paisibles zéphyrs caressaient de leurs tièdes haleines les fleurs nées sans semence. Bientôt après, la terre, que nul n’avait labourée, se couvrait de moissons ; les champs, sans culture, jaunissaient sous les lourds épis ; alors des fleuves de lait, des fleuves de nectar coulaient ça et là et l’yeuse au vert feuillage distillait le miel blond ».

            Pline l’Ancien, dans son « Histoire naturelle » (env. 70 après J.C.) nous parle d’une île qui se situerait quelque part en Inde… aux dires de voyageurs :  « Il existe aussi un arbre semblable, plus feuillé pourtant et à fleurs roses, qu’il ferme la nuit, commence à ouvrir au lever du soleil, pour les épanouir à midi ; les indigènes disent qu’elles dorment. La même île porte aussi des palmiers, des oliviers, des vignes, des figuiers, et toute autre espèce d’arbres à fruits. Aucun de ces arbres n’y a de feuilles caduques ; elle est arrosée par des sources fraîches et les pluies qu’elle reçoit. »

            Saint Brendan, le célèbre moine Irlandais du 6ème siècle est parti à la recherche des îles fortunées à bord d’un bateau en cuir sur les flots de l’atlantique nord. Après avoir affronté les tempêtes, survécu au naufrage sur la « baleine-île », et franchi bien d’autres épreuves, il arrive enfin au terme de son voyage : « Les gros nuages obscurcissent tout… l’énorme rideau de brouillard empêche de voir… enfin le nuage se déchire et leur ouvre un passage étroit… Ils voient tout d’abord un mur qui s’élève… qui enclot les fleurs du Paradis…Ils voient une terre très fertile en beaux bois et en prairies. Les prés splendides et constamment fleuris y forment un jardin… il n’y a pas d’arbre ni d’herbe qui n’exhale une odeur suave… les fruits sont toujours mûrs… « (La navigation de Saint Brendan » de Benedeit)

            Un motif symbolique plus précis, et que nous avons déjà abordé, concerne la représentation des quatre fleuves du Paradis sous la forme d’un jardin comprenant quatre allées en croix, avec un bassin central. Cette image, à elle seule, concentre plusieurs points importants de notre propos : d’une part, elle est une image explicite du Paradis, et d’autre part, elle court d’époque en époque (la forme archétypale était déjà présente dans le fameux plan du monastère de Saint Gall au début du 9ème siècle) pour se voir  « sur imprimée » la forme de la croix dans la symbolique chrétienne, et ensuite diverses représentations mentales, telle celle de Christophe Colomb qui, dans son journal de bord, au moment où il atteint les embouchures de l’Orénoque, compte précisément quatre bouches au fleuve : « Je suis convaincu que là est le Paradis Terrestre, où personne ne peut arriver si ce n’est par la volonté divine.… que cette eau peut venir de là, bien que ce soit loin, et qu’elle va se jeter là d’où je viens où elle forme un lac. Ce sont là de grands indices du Paradis Terrestre, car la situation est conforme à l’opinion qu’en ont lesdits saints et savants théologiens. Et les signes sont très sûrs d’eux-mêmes, car je n’ai jamais lu, ni ouï dire, que pareille quantité d’eau douce fut ainsi à l’intérieur de l’eau salée… »

            Christophe Colomb, et les voyageurs qui lui succédèrent dans le Nouveau Monde – comme précédemment les voyageurs grecs ou romains de l’Antiquité qui découvraient l’Orient – repoussent ainsi le Paradis Terrestre aux confins de la terre connue. Les récits de voyages abondent en descriptions de « Jardins » de plantes exotiques et d’animaux tous plus paradisiaques les uns que les autres.

            Un peu plus tard, Robert Arnaud d’Andilly (que nous avons suivi dans son verger de Port Royal des Champs dans les années 1650) nous fait redescendre sur terre, non sans nous laisser quelques espoirs bien « terrestres » et humains : « Les hommes ne sont plus dans le Paradis terrestre, où ils puissent manger les fruits admirables sans aucun travail ; il faut qu’ils cultivent les arbres s’ils en veulent recueillir du fruit. La nature ne donne plus rien d’elle-même, il faut la caresser et la flatter pour en obtenir quelque chose ; il faut l’aimer si l’on en veut être aimé. ». Donc, c’est encore possible, le Paradis est à portée de main.

             Plus tard encore, après la publication du « Paradis perdu » de Milton en 1667, et les écrits des théoriciens anglais du paysage (dès le début du 18ème siècle), les tentatives se multiplièrent pour recréer, précisément, ces paysages « perdus ». Les exemples sont nombreux « d’Arcadie », de « prairies arcadiennes », de « scènes de l’âge d’or »… Ces jardins paysagers du 18ème (généralement hors sujet pour nous) sont étudiés avec beaucoup de pertinence dans leur aspect mythologique par Jurgis Baltrusaitis « Jardins et pays d’illusion » (in « Aberrations, les perspectives dépravées » 1983).

            Quant aux fermes ornées du 18ème siècle, elles puisent explicitement aux mêmes sources mythologiques – dans ses éléments fondateurs pour les fermes les plus authentiques, et dans ses avatars littéraires pour les fermes victimes de la mode – puisqu’elles sont théorisées, dessinées puis racontées comme autant de retours aux sources de l’humanité heureuse et vertueuse.

            Plus récemment, enfin, le progrès triomphant – y compris dans l’agriculture – n’est peut-être pas si éloigné de nous faire croire que presque sans effort, l’homme peut (ou pourra bientôt, c’est certain) renouer avec une terre qui donne des fruits délicieux (« améliorés » voire parfaits) pour le plus grand bien-être de tous.

            Et maintenant, après avoir posé le cadre théorique et, à l’issue de cet appendice qui boucle les repères historiques, nous allons suivre notre homme qui fera pousser un arbre nouveau en des lieux précis, sur un territoire particulier : la Normandie.

Décembre 2011, à suivre…