Ce repère historique particulier se superpose en partie au repère précédent, puisqu’il recouvre les trois quarts du 18ème siècle. Mais il s’en distingue parce qu’il se focalise sur un aspect très précis et constitue une sorte de quintessence de notre sujet. En effet, la « ferme ornée » dont il est question rassemble tous les motifs fondamentaux des jardins de ferme étudiés dans tous les chapitres précédents et certains motifs, en germe, des suivants.

            Le 18ème siècle anglais a vu un bouleversement dans l’art des jardins qui peut se résumer par le désir de se rapprocher de la nature, après des jardins « français » et « hollandais » jugés trop géométriques et trop artificiels.

            C’est dans ce contexte qu’est né le vocable « Ferme ornée » – d’abord en anglais « ornamental farm » : pour la première fois chez Stephen Switzer “The Nobleman, Gentleman, and gardener’s recreation » dès 1715 – puis en français, toujours dans les textes anglais à partir du milieu du siècle, et enfin dans les textes français « Essai sur les jardins » Claude-Henri Wateley 1774.

             Très vite, les grands propriétaires terriens se sont emparés du mot et de son contenu « Mêler la part utilitaire et profitable du jardinage avec celle de l’agrément ». Ainsi, dès 1735, Philip Southcote fit sa ferme ornée à Woburn Farm « selon ses goûts pour les choses simples de la campagne ». William Shenstone en fit autant aux Leasowes à partir de 1745, pour sa plus grande gloire et avec l’admiration de nombreux visiteurs prestigieux dont Thomas Jefferson (qui s’en inspira pour faire sa propre ferme ornée à Monticello en Virginie) et le marquis de Girardin (futur créateur du parc d’Ermenonville).

            Pour mieux montrer qu’il s’agit de la quintessence du jardin de ferme, répétons ici ce qu’en dit Thomas Whately que nous avons déjà cité dans notre introduction :

            « … les champs cultivés et l’agriculture ont aussi leurs grandes beautés particulières. Les bois et les eaux s’y présentent de mille manières différentes ; nous pouvons étendre ou diviser les enclos, et leur donner les formes et les limites qui nous plaisent ; chaque enclos particulier peut devenir un lieu très agréable, et tous ensemble composer une des plus belles perspectives… les décorations se répandent sur toutes les parties de l’ensemble par la manière ingénieuse dont elles ont été disposées le long des côtés d’un chemin qui environne entièrement les pâturages… ainsi le jardin consiste dans le chemin et le reste est la ferme. »

Whately, Thomas « Observations on modern gardening » 1770 

            La ferme ornée a vite conquis la France où une vague d’anglomanie a déferlé avec plus ou moins de bonheur. Si l’horticulture y a gagné – notamment grâce à la présence de jardiniers anglais et à l’accès à des pépinières très bien pourvues – la mode a souvent pris le pas sur le jardinage (il s’agit pour nous d’un hors sujet que nous n’aborderons donc pas).

            Ce qui nous intéresse davantage, c’est l’élan créatif que cela a suscité (bien entendu dans le contexte général du mouvement des jardins anglais dans toute l’Europe). Les poètes, philosophes, historiens, architectes et jardiniers se sont emparés du concept de ferme ornée en reproduisant à l’envi ses différents motifs.

Haies et chemins

            « J’y vois de la verdure, des arbrisseaux et des fleurs. C’est un appât pour m’engager dans différentes routes que je trouve bordées de gazons et d’arbres ; ces routes pénètrent dans des pâturages couverts de bestiaux… »

            « Tantôt je marche le long d’une haie d’arbustes à fleurs que je ne m’attendais pas à trouver dans un lieu si champêtre… Tantôt encore les sentiers se trouvent bordés d’arbres plus espacés qui servent d’appui à de longs ceps de vigne… »  Wateley, Claude Henri « Essai sur les jardins » 1774

Vergers

            « Ces bocages fruitiers, si je puis les nommer ainsi, ont des beautés particulières à chaque saison. Au printemps, les fleurs qu’ils donnent dans une excessive profusion, outre le parfum qu’elles exhalent, présentent un éblouissant spectacle par leur variété et leur éclat ; cet effet est d’autant plus ravissant que les massifs sont mieux composés, et les groupes plus industrieusement disposés. Les fruits d’été, qui leur succèdent, plaisent autant aux yeux par la diversité de leurs formes, la vivacité de leurs couleurs et la manière dont ils s’étalent sur les arbres qui les nourrissent, qu’ils flattent le goût. Ceux d’automne ne sont ni moins agréables, ni moins savoureux. » Morel , Jean-Marie « Théorie des jardins » 1776

Ruches

            « Des arbrisseaux à fruits sont plantés dans les environs du rucher ; leurs buissons odoriférants servent à arrêter les jeunes essaims, lorsque, échappés ou chassés des ruches, ils cherchent à former de nouveaux établissements ». Wateley, Claude Henri « Essai sur les jardins » 1774

Eau

            « Si j’avais un terrain bas et aquatique, j’en ferais une saulaie ; je voudrais que les saules, les peupliers, les aulnes et tous les arbres qui aiment un sol humide, fussent disposés de manière à embellir le tableau général et le site particulier dans lequel ils sont plantés ; je voudrais qu’ils procurassent des promenades fraîches l’été et des ramées l’hiver. » Morel , Jean-Marie « Théorie des jardins » 1776

            Ce dernier aspect utilitaire, à savoir les ramées, demande quelques explications pour ceux qui ne sont pas familiers avec les usages traditionnels de la campagne – explications qui, en même temps éclaireront un aspect remarquable de l’économie rurale au sens écologique du terme. Les ramées (ou feuillées) sont les parties terminales (petites branches et feuilles) des arbres et arbustes, données en fourrage aux animaux à l’automne. On voit quel usage simple peut être fait de toutes les parties de la haie (jusqu’aux plus insignifiantes), sachant que quiconque a, ne serait-ce qu’un cheval sur ses terres, peut témoigner du fait que c’est une véritable friandise pour l’animal.

Campagne en général, cour de la ferme

            « En face de la principale entrée, de grands arbres, sans trop de symétrie, mais dans la forme d’un demi-cercle, offrent une ombre dont les ouvriers, et ceux qui vont à la ferme, peuvent souvent avoir besoin. Quelques bancs sont préparés pour leur repos ; et sous l’ombrage une fontaine, dont le coteau que nous venons de descendre fournit les eaux, coule dans une cuve de pierre, dont la forme et les proportions plaisent à travers leur rusticité. » Wateley, Claude Henri « Essai sur les jardins » 1774

            Et, encore pour insister sur les principes fondamentaux des jardins de ferme :

            « Examinons cependant ce que le pastoral moderne pourrait encore répandre d’agréments sur un établissement champêtre ; si l’on employait un art bien dirigé à disposer sous l’aspect le plus satisfaisant les objets d’utilité que fournit la campagne … » Wateley, Claude Henri « Essai sur les jardins » 1774

            « Il existe peu d’établissements qui, ayant pour objet une utilité réelle, réunissent autant d’agréments que celui de la ferme. Ce jardin est peut-être le seul, où l’un et l’autre non seulement se combinent sans se préjudicier, mais se prêtent encore un mutuel secours, et tirent avantage de leur association. En effet, dans une ferme bien ordonnée, toutes les plantations et les cultures destinées à l’agrément doivent être fructueuses, et toutes celles qui ont un but d’utilité doivent et peuvent être agréables ». Morel , Jean-Marie « Théorie des jardins » 1776

 

             «La maison n’était qu’une ferme ornée, mais commode et charmante à habiter. Elle était placée entre une grande cour et un bois délicieux, surtout au printemps, car il était exactement tapissé de violettes doubles et de muguet. Je n’oublierai jamais le plaisir extrême que j’ai goûté durant tout le printemps à cueillir des fleurs dans ce bois embaumé, pour en faire tous les matins des bouquets pour madame de Jouy !… Il y avait dans ce corps de logis, appelé la ferme, une laiterie célèbre alors ; elle était neuve, éblouissante, tout en coquillages nacrés et en marbre blanc, et les vases en porcelaine. On y trouvait à toute heure et en abondance de la crème excellente. Le jardin de Chevilly avait, je crois, quarante arpents, il était tout entier planté d’arbres fruitiers ; sa forme était carrée, et entouré de quatre terrasses élevées ; chaque terrasse bordée de rosiers superbes, disposés en talus du côté du jardin, et contenue par un treillage vert au bas duquel on voyait une guirlande de fraisiers entourant le jardin…On voyait d’immenses volières remplies de toutes les espèces de poules les plus rares, la plus utile des collections, puisqu’elle produisait d’excellents œufs. Derrière l’un des côtés du jardin, se trouvait en outre de vastes basses-cours. » Madame de Genlis «Mémoires » 1825, extrait concernant un voyage à Chevilly (sud de Paris) dans les années 1760.

            Ce dernier extrait, relevant de la correspondance mondaine, montre à quel point la limite est étroite entre le jardin de ferme tel que nous l’étudions et la ferme ornée à la mode. Ne perdons pas de vue que la mode, précisément, est à la sensibilité. Le célébrissime jardin de Julie (dans « la Nouvelle Héloïse » de J.J.Rousseau , 1761) nous montre un « verger … le plus sauvage, le plus solitaire de la nature, et il me semblait d’être le premier mortel qui jamais eût pénétré dans ce désert… Vous comprendrez le plaisir qu’on a de trouver dans ce désert artificiel des fruits excellents et mûrs, quoique clairsemés et de mauvaise mine ; ce qui donne encore le plaisir de la recherche et du choix. ». Bien sûr, après avoir passé en revue les siècles d’arts de la taille et de la greffe des arbres fruitiers dans nos chapitres précédents, la citation est pour le moins détonante. Ce n’est pas tout, à propos d’une volière : « C’étaient les bocages de ce coteau qui servaient d’asile à cette multitude d’oiseaux dont j’avais entendu de loin le ramage ; et c’était à l’ombre de ce feuillage comme sous un grand parasol qu’on les voyait voltiger, courir, chanter, s’agacer, se battre comme s’ils ne nous avaient pas aperçus. Ils s’enfuirent si peu à notre approche, que, selon l’idée dont j’étais prévenu, je les crus d’abord enfermés par un grillage ; mais comme nous fûmes arrivés au bord du bassin, j’en vis plusieurs descendre et s’approcher de nous… ». A la lecture de ces quelques lignes, il apparaît clairement qu’il ne s’agit pas d’un jardin réel, mais bien d’un décor, d’une mise en scène pour exposer une idée – idée explicite dans les lignes suivantes : «  Cela est charmant ! m’écriais-je. Ce mot de volière m’avait surpris de votre part ; mais je l’entends maintenant : je vois que vous voulez des hôtes et non pas des prisonniers. » En conclusion, si l’on peut  comprendre l’idée de Rousseau, il n’est pas question de voir dans le jardin de Julie une expérience réelle, pas plus qu’un verger. Sinon à accuser Jean-Jacques, par un anachronisme blasphématoire, de faire le lit du Bambi de Walt Disney.

            De la même manière, Le marquis de Girardin, qui s’est inspiré des Leasowes (ferme ornée « modèle » créée, comme nous l’avons vu au début de ce chapitre, par William Shenstone dès 1745) pour son parc d’Ermenonville, semble avoir retenu l’ornement plutôt que la ferme. Bien qu’il se montre physiocrate dans ses déclarations de principe, son parc se révèle être une succession de « scènes », de « points de vue »… dans lesquels les parties agricoles participent uniquement du décor.  Et même les Leasowes – du moins quand ils sont décrits en 1764 par R.Dodsley « Description of the Leasowes » – offrent au visiteur une image « cliché » en une succession de lieux communs : « serpentant au milieu de buisson fleuris, longeant un colombier, nous arrivâmes à une étable… les bâtiments d’une ferme au loin sur la colline … ». Là aussi, il y a des « scènes », des « points de vue », voire des « vistas » !

            Sommes-nous, à notre tour, trop naïfs de croire Wateley, Morel et Whately (voir citations plus haut) ? Ou, bien est-ce, dès le départ, un jeu ou une posture de riches mondains (un peu à la manière des poètes latins de l’Antiquité qui feignaient de s’offusquer du luxe dans les jardins et prônaient un retour à l’agriculture vertueuse).

            Il semble plutôt que les fermes ornées qui nous occupent ici, comme les villas romaines de l’Antiquité (deux moments aux cours desquels les jardins de ferme sont nettement sortis de l’ombre, et où les citadins, devenus nombreux, ont pris la parole), contiennent intrinsèquement les deux tendances. Et, que l’une ou l’autre tendance l’emporte selon les personnes, les lieux et les moments précis – avec toutes les graduations intermédiaires, du plus authentique au frelaté.

            Il faut encore insister sur l’influence durable de ces fermes ornées. Et, une fois encore, ce repère historique (comme beaucoup d’autres, ainsi que nous l’avons dit dans le préambule) n’est pas clairement limité dans le temps, car il se prolonge jusqu’à la seconde moitié du 19ème siècle avec, par exemple la Ferme Ornée de Gustave Caillebotte à Yerres dans les années 1860 – qui tenait plus du Parc bourgeois « à l’anglaise » agrémenté d’une laiterie, d’un chalet Suisse, etc…

            Enfin pour clore ce chapitre vraiment très important, et nous recentrer sur l’essentiel de notre sujet, laissons le dernier mot à Watelet : « C’est un ouvrage où l’utile et l’agréable adroitement combinés doivent se servir et ne se nuire jamais. C’est dans ce point que l’art dont je traite est véritablement un art libéral. »